Le soleil couchant se reflétait à la surface lisse des eaux du Nil. Le chantier du Port, se vidait tel un seau d’eau percé de ses centaines d’ouvriers. Les lueurs dorées accompagnaient la rivière de travailleurs jusqu’au camp de repos. De nombreuses tentes-dortoir s’organisaient autour de cantines collectives à ciel ouvert. D’autres toiles tendues sur les berges offraient l’intimité nécessaire au rafraîchissement et à la toilette. Venus des quatre coins du pays, les jeunes gens affluaient, assurés de trouver du travail dans la future cité pharaonique. C’était le cas d’Ânkhara, jeune femme issue d’une famille d’agriculteurs de la vallée. En quête d’indépendance, elle avait accepté un poste de tisserande. La roturière occupait une des nombreuses paillasses de l’aile Est. Cette partie du camp était réputée pour l’animation lors des repas. Les grandes tablées s’emplissaient de bolées débordantes de ragoût de lentilles. Ânkhara trouva une place libre à côté d’un inconnu capuchonné.
– Tout juste assigné, camarade ? Pour seule réponse, l’homme leva ses prunelles émeraudes de son assiette fumante. Sa réserve remémora à la jeune femme sa propre arrivée au camp.
– N’aie crainte, si tu fais ce qu’ils disent, tu échapperas au fouet. Et pour ce qui est du ragoût, toujours le même. Mais gare au retard à l’appel matinal, ou tu n’auras qu’un quignon rassis.
Des rires pétillants vinrent confirmer ses dires. Les voisins de tablée entamèrent de joyeuses comparaisons animalières évoquant les contre-maîtres du jour. Outre la variété des repas, les conditions de travail généraient de grands débats chaque soir. Ânkhara ne se lassait pas de les alimenter, motivée par son esprit de contradiction :
– Tisse plus vite ! Fin de la pause ! Va chercher de l’eau !
Debout derrière la table, la tisserande enchaînait les répliques aux notes de dramaturgie grecque. À chaque exclamation répondaient les voix claires des ouvriers. Un chœur prenait forme et unifiait les esprits autour de revendications simples.
– Nous devrions avoir plus d’heures de sommeil, un jour complet de repos par semaine, une tente dédiée à l’hygiène plutôt qu’un coin de rivière, de l’eau propre à portée de main pour se désaltérer…
L’inconnu aux yeux verts se leva discrètement et profita de l’agitation grandissante pour s’éloigner des tablées. Le lendemain matin, Ânkhara n’aperçut pas le nouvel arrivant. Après l’appel, elle ne gagna pas son poste car les travailleurs furent réunis à l’entrée du chantier où les annonces et bilans d’avancements se tenaient. Le superviseur général se tenait debout sur l’estrade en bois. Il énuméra chaque corps de métier ainsi que leurs objectifs de la semaine, avant de les congédier groupe par groupe :
– Les tisserands : vous avez trois jours pour achever le ciel voilé du marché couvert. Au travail ! Sauf toi, Ânkhara, avec moi.
La tente dans laquelle il la fit entrer était richement décorée. Des fresques habillaient les toiles, des coupes en or trônaient sur les présentoirs, une abondance de fruits frais s’empilaient au centre de la longue table en bois. À l’autre bout siégeait une personne de dos. Il congédia d’un ordre succinct le superviseur. Ses yeux verts dévisageaient sans détours l’invitée spéciale.
– Je crois que nous devrions parler affaires. La jeune femme resta muette et interdite face à la véritable identité du nouvel arrivant : le prétendant au trône pharaonique, nul autre que le fils cadet de Pharaon lui-même.
– Fomenter une rébellion est puni de mort, dit-il. Mais j’ai d’autres projets pour toi, fille du peuple. Assure-toi d’étouffer les étincelles de tes revendications auprès de tes congénères et je te nommerai chef tisserande. Ânkhara serra les poings et baissa les yeux, évitant ainsi d’attiser davantage la colère du futur pharaon. Sa mâchoire crispée trahissait le conflit interne entre sa loyauté et son instinct de survie.
– Reviens ici demain, à la même heure, pour me faire part de ton choix : la gloire ou le supplice du désert.
Aslaug - Mémoires oubliées